Un navire de théâtre hollandais
sur l’océan Pacifique

Essayez simplement de parcourir le monde pendant plus de trente ans avec un yacht de luxe de trente mètres. Sans argent. Avec un love boat de dix cabines et une grande table en chêne pouvant accueillir confortablement dix-sept personnes. Cela demande beaucoup d’imagination et d’improvisation. Cela commence par la transformation d’un bateau de pêche centenaire de la mer du Nord en un navire de théâtre ou, pour être plus précis, une Nef des Fous. Cela met immédiatement de bonne humeur les nombreuses autorités portuaires et les habitants d’innombrables villes et villages. En même temps, vous avez le privilège de naviguer avec votre propre orchestre de bord tandis que les gens les plus gentils du coin viennent assister aux représentations comme des abeilles au miel. Pour faire connaître l’arrivée des Fous, vous organisez une réception cérémoniale à la mairie pour échanger un discours absurde et des cloches de bouffon avec une lettre de bienvenue calligraphique du maire. Pendant ce temps, les autorités portuaires n’ont pas besoin de savoir que la soi-disant assurance de navire n’est rien d’autre qu’une assurance de responsabilité civile ordinaire et bon marché, rédigée en néerlandais. Ces autorités sont assez fiers de pouvoir y discerner les mots “Theaterschip Azart” . De plus, comment peuvent-ils douter de ce que soixante-six services portuaires avant eux ont supposé d’être valides. De même qu’ils n’ont jamais douté que le skipper ait un permis de navigation. Jusqu’à ce que, bien sûr, vous naviguiez dans le mauvais canal et coupiez un câble électrique sous l’eau comme une fois l’amiral Michiel de Ruyter a coupé les chaînes au-dessus de la Tamise. Une île entière était restée sans électricité avec ses centaines de vaches beuglantes qui voulaient être traitées.

C’est un pur miracle que le navire navigue encore. Très rarement, des institutions ou des organisations ont été tentées de subventionner le projet. Cela n’a guère aidé que le navire fonctionne comme un extraordinaire ambassadeur culturel d’Amsterdam. Par contre, le navire a été saisi trois fois. Trois fois, c’est la loi des marins. La première fois, nous avons acheté des porcelets qui avec leur merde ont réussi à décourager les acheteurs potentiels. La deuxième fois, ils nous ont suppliés de partir. La troisième fois, après un long processus et des manifestations dans la salle d’audience, nous sommes parvenus à un accord ‘secret’ notre créancier parce que la compagnie d’électricité ne voulait pas créer de précédents pour les autres défaillants. Nous devions encore payer une grosse somme, mais cela a été parfaitement payé par le cabaret de nuit très illégal et très populaire dans lequel, par magie, la cale du navire a été transformée. La Nef a également enduré d’innombrables dangers, dont beaucoup n’ont jamais connus ou qui ont déjà été oubliés. Mais on n’oubliera pas facilement ce qui s’est passé il y a quelques mois. L’idée était de passer les quelques jours de Noël sur une île à douze milles de Panama City. Le skipper était sûr de pouvoir s’y rendre sans GPS et a dirigé le barreur vers l’île. Il s’est avéré que ce n’était pas la bonne indication. Un autre ‘île s’est avérée très proche. Le timonier semble souffrir du même syndrome que ceux qui conduisent leur voiture dans un canal parce que le GPS le dit. Lorsque le skipper est revenu de la salle des machines à la passerelle, il a évité de justesse une collision dramatique. En fait, l’acte de bravoure de s’écraser contre une petite île dans l’immense océan aurait été l’apothéose la plus poétique de la Nef des Fous qui, pendant des centaines d’années, a été la charrette la plus absurde du défilé de carnaval.

L’arme secrète est le moteur “Industrie” de 1959. Ils sont si robustes que l’usine a fait faillite peu après la livraison. Les moteurs de jonque japonais et coréens qui ensuite sont devenus à la mode ont tous été broyés en vieux fer depuis longtemps. Ce moteur ne tombe jamais en panne. En effet, ce moteur a permis au skipper, qui est linguiste, de sillonner les mers sans mécanicien, tout en conservant une chance raisonnable de survie. On n’attrape pas les fous sur l’électronique, ni dans la salle des moteurs, ni dans la timonerie. Les générateurs marchent toujours avec une courroie à l’ancienne. Le moteur démarre par pression d’air. Il y a une radio VHF dans la timonerie, mais le GPS et l’AIS sont cassés. Nous avons fait la dernière traversée de quatre jours depuis Panama City avec un programme nautique sur un téléphone portable, c’est un sacré choc si on n’est habitué qu’à des cartes nautiques de papier. Quoi qu’il en soit, nous avons traversé l’Atlantique avec une carte nautique de variation magnétique de 1975 qui montre 1800 milles marins sur 16 cm. Heureusement, au Suriname, on trouve les cartes à l’ancienne, particulièrement utiles sur la rivière Cottica où on peut naviguer une centaine de miles à travers la jungle pure.

Malheureusement, le monde n’est pas un paradis. Je me souviens comment a éclaté à bord une soi-disant guerre du fromage. C’était sur une île grecque. Nous avions si peu d’argent que tout l’équipage a attaqué comme des loups affamés le morceau de fromage que nous avons finalement acheté. Cet hiver-là, nous avons survécu en organisant régulièrement un souper théâtral à la grande table, notamment pour les expatriés anglais qui y vivent. Ils ont dû payer la moitié d’avance pour que nous puissions acheter la nourriture et surtout le vin car ils buvaient comme des Templiers. À Palerme, en revanche, le maire nous a dit au revoir sur le quai avec un orchestre traditionnel de quinze personnes et, plus important encore, des millions de lire pour proclamer La Folie comme ambassadeur de la ville. Ces Italiens du sud sont de vrais comédiens. Le commandant du port de Naples avait son bureau au bout d’un très long couloir et pour lui présenter mes papiers maritimes, je devais parcourir au long de tout le corridor. Au rythme de mes sabots et du tintement de mes cloches, il apparaissait dans l’embrasure de la porte à gauche et à droite de plus en plus d’uniformes blancs immaculés qui déclenchèrent des applaudissements qui montaient crescendo au moment où j’atteignis le bureau du commandant. Bien sûr, il voulait une photo avec moi et bien sûr il en a eu une à condition que je m’assoie pontificalement derrière son propre bureau. A cette époque, le registre du navire était un livret vert avec une feuille dépliante rédigée en néerlandais : “À tous ceux qui voient ou écoutent la lecture de la présente lettre, salut!”. C’est du pur théâtre parce qu’on ne s’attend pas à ce que quelqu’un soit capable de le comprendre. Ces ports italiens sont gérés par la marine, alors les conscrits attrapent les cordes avec des gants blancs et demandent, en vain, s’il reste un peu du haschich. Parfois, il y a un capitaine de port furieux qui, de toute sa rage, empêche que le bateau s’amarre. Au Maroc, nous avons eu beaucoup de mal à décourager certains entreprenants d’emporter quelques centaines de kilos à bord. Et puis pour décourager les douaniers en uniforme de naviguer avec nous vers l’Europe. Aucun problème, y ont-ils ajouté. Chacun des deux cent lieux entre Casablanca, Saint-Pétersbourg, Reykjavik et Haïfa où nous avons présenté le spectacle, a apporté sa propre surprise.

Depuis bientôt un mois, nous sommes au mouillage au beau milieu du petit port de pêche d’Esmeraldas en Equateur. Nous venons d’entrer sans l’autorisation qui ne serait sûrement pas accordée à l’avance. Mais tout le concept de rassembler nos revenus en jouant au théâtre avec la tribune sur le quai semble mort. Il y a à peine de l’argent. Il n’y a pratiquement pas de quai accessible pour jouer. Et si nous devions trouver un quai, le navire et le spectacle disparaîtraient à marée basse hors du vue du public. Pourtant, il semble que nous allons présenter l’un des spectacles les plus spectaculaires de tous les temps. Nous présentons un spectacle sur les voyages et les rêves avec des artistes et musiciens locaux. Ce sera une sorte de journée portuaire. Les pêcheurs artisanaux de ce petit port ont des sloops de huit ou neuf mètres avec lesquels ils partent pour quelques jours en mer. Ils sont assez grands pour embarquer leur femme et leurs enfants, ainsi qu’un certain nombre de voisins qui, autrement, ne viendraient jamais au port. Nous espérons que quatre-vingt ou cent bateaux s’amarrent autour du navire. La conférence de presse devient une sorte de protestation adressée aux autorités en défence des artistes indépendants locaux, quelque chose comme: “Regardez, les Fous doivent venir de Hollande pour leur offrir une scène, pourquoi ne pouvez-vous pas fournir cela à eux, même pas une salle de répétition”? Ils s’en sont plaints.

Le voyage en Australie est peut-être le dernier. Nous vieillissons tous et la très vieille dame Azart doit également subir un entretien sérieux et coûteux. L’idée la plus séduisante est de la mettre à marée haute, à pleine puissance et avec une forte brise dans le cul, sur un rivage exotique de l’océan Pacifique pour ensuite ouvrir une boîte de plage. Mais d’abord, le navire traverse le désert australien. Nous avons été invités par les anciens de la tribu Uluru à présenter au pied de la montagne une sorte de cérémonie de guérison. En Australie, ils célèbrent les 250 ans que le capitaine Cook a ‘découvert’ du pays. Nous savons mieux. Ces quelques années ont suffi à détruire tout un continent et la culture qui a géré de manière durable le continent pendant cinquante mille ans. Le navire traverse le désert sur roues comme le chariot le plus fou du défilé de carnaval pour attirer l’attention sur les problèmes des aboriginaux qui n’ont pas été résolus au cours de ces 250 ans.